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Voltaire

 

I] Voltaire n’a jamais écrit : « Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose. »

 

II] Voltaire exploité par les Francs-Maçons

 

 

I] Voltaire n’a jamais écrit : « Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose. »

 

 

« Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose. »

ou bien :

« Calomniez, calomniez Voltaire, il en restera toujours quelque chose » ?

 

 

Nous connaissons tous cette célèbre citation, que tous (de l’extrême-gauche à l’extrême-droite) attribuent à Voltaire :

« Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose. »

 

Mais est-ce bien Voltaire qui aurait sérieusement parlé ainsi ?

 

1) Comment cette citation attribuée à Voltaire nous est-elle parvenue ?

 

Il semble que cela nous vienne de la droite nationale catholique.

Voici ce que bous lisons, pages 43-44 de L'Eglise occupée (Jacques Ploncard d'Assac, édition de Chiré, 1983) :

« Un soir de mars 1894, l’abbé Garnier donnait une conférence à Argenteuil. Il rappela le mot de Voltaire : « Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose. » Un auditeur le somma de dire dans quelle ligne, dans quelle page, dans quel chapitre se trouvait cette phrase. « Je vous donnerai la réponse dans le Peuple Français », répondit l’abbé. Il tint parole et le 16 mars 1894, il publiait la référence promise :

« La phrase que j’ai citée se trouve dans une lettre écrite à Thiriot, en date du 21 octobre 1736, et Voltaire ajoutait même : « Il faut mentir comme un diable, non pas timidement, non pas pour un temps, mais hardiment et toujours. »

 

2) La citation est-elle exacte ?

 

Voici le VRAI passage, extraite de la lettre à Thiriot, du 21 octobre 1736 :

« Le mensonge n’est un vice que quand il fait mal. C’est une très grande vertu quand il fait du bien. Soyez donc plus vertueux que jamais. Il faut mentir comme un diable, non pas timidement, non pas pour un temps, mais hardiment et toujours. Mentez, mes amis, mentez, je vous le rendrai un jour. »

 

On voit donc que la citation : « Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose. » est fausse !

 

Et pourtant, même les gauchistes, même Le Monde, croient que cette citation est de Voltaire ! Jusqu’où va la calomnie…

 

 

3) Cependant, comme le montre la VRAIE citation, Voltaire ne semble t-il pas approuver cette FAUSSE citation ?

 

 

Voltaire usait largement de cette théorie du mensonge (celle de la VRAIE citation), pour s’excuser d’avoir écrit tel ou tel de ses ouvrages qui l’aurait exposé à des poursuites.

Voltaire ne songeait, en écrivant ainsi, qu’à désavouer son Enfant prodigue et à tâcher que l’ouvrage ne passât point pour être de lui.

Autre exemple, quand il eut fait paraître le Dictionnaire philosophique portatif, il écrivit le 17 juillet 1964 : « Dieu me préserve d’avoir la moindre part au Dictionnaire philosophique ! Cela sent horriblement le fagot. »

Il écrivit à tous ses amis pour désavouer cet ouvrage, et à sa grande satisfaction, personne ne voulut le croire…

 

Il y a donc loin de là à un prétexte absolu, comme ont voulu le faire croire certains ennemis de Voltaire.

 

 

4) Quel est l’origine de la FAUSSE citation ?

 

 

Il semble que ceux qui voulaient calomnier Voltaire, ont utilisé Beaumarchais.

En effet, c’est Beaumarchais, qui fait dire par Basile, dans le Barbier de Séville : « Calomnions, calomnions, il en restera toujours quelque chose. »

 

 

Remarquons que Jean-Baptiste Rousseau avait, avant Beaumarchais, versifié la même pensée.

Voici comment s'exprime le poète dans sa première épître :

« Messieurs, disait un fameux délateur

Aux courtisans de Philippe, son maître :

Quelque grossier qu'un mensonge puisse être,

Ne craignez rien, calomniez toujours.

Quand l'accusé confondrait vos discours,

La plaie est faite; et, quoiqu’il en guérisse,

On en verra du moins la cicatrice. »

 

L’origine première semble être ce proverbe latin médiéval cité par Francis Bacon dans : De dignitate et augmentis scientiarum, VIII, 2 :

« Audaciter calomniare semper aliquid haeret » (Calomniez audacieusement, il en restera toujours quelque chose.)

 

 

 

 

II] Voltaire exploité par les Francs-Maçons

 

 

 

Si le nom de Voltaire est toujours d’actualité, il le doit en grande partie aux Francs-Maçons, qui l’ont, pour ainsi dire, accaparé et ne laissent passer aucune occasion de le revendiquer pour une de leurs plus grandes gloires.

A le fin du XIXème siècle, dans la revue : La Révolution, une longue étude est faite par le frère Louis Amiable, franc-maçon bien connu, et qui tente de démontrer que la grandeur et le génie de Voltaire vient de son initiation maçonnique.

La thèse n’est pas nouvelle ; elle a déjà été maintes fois soutenue par la secte, et en particulier par un Franc-Maçon, Nicolas Bricaire de La Dixmerie, dont le plus grand titre littéraire est précisément un Eloge de Voltaire.

Dans un Mémoire rédigé en 1779 pour la justification de la Loge des Neuf-Sœurs dont il était un des principaux ornements, voici comment le Frère de La Dixmerie s’exprime au sujet de l’initiation maçonnique de Voltaire :

« Quelle époque dans les annales de la Maçonnerie ! Quelle gloire, quel triomphe pour la Loge des Neuf-Sœurs ! Ce fut à l’age de 84 ans que le Nestor du Parnasse français, ce vieillard, l’étonnement et l’admiration de l’Europe ; lui, dont les écrits, les actions, la personne même étaient pour elle un spectacle toujours varié, toujours intéressant, toujours nouveau, ce fut à cet age que cet homme unique vint puiser dans la Loge des Neuf-Sœurs un genre d’instruction que plus de 60 ans d’étude n’avaient pu lui procurer. Nos mystères lui furent développés d’une manière digne d’eux et de lui.

Il aima, il admira la sublime simplicité de notre morale. Il vit que l’homme de bien était maçon sans le savoir. Il vit que la Loge des Neuf-Sœurs joignait, à tout ce qu’elle a de commun avec les autres sociétés du même genre, un point de morale négligé presque partout ailleurs, celui d’exciter l’émulation et de proscrire la rivalité, d’unir ceux que des intérêts personnels, un même but, les mêmes prétentions pouvaient diviser, de rendre l’émule utile à son émule, de confondre même ce dernier dans les noms plus doux de Frère et d’ami.

Il parut ému, pénétré de ce qu’il estimait peut-être moins lorsqu’il ne le connaissait pas. De notre côté, nous crûmes être tout à coup rappelés à ces temps célèbres où Orphée, Homère, Solon, allaient modestement se faire initier aux mystères d’Héliopolis. »

 

Plus tard, en 1836, le Frère Melchior Potier, dans un précis historique de la Loge des Neuf-Sœurs, exprimait ainsi la même pensée :

« Il semblait que ce génie sublime, dont le vol s’était élevé si haut, n’attendait que la consécration maçonnique pour remonter à la source de la lumière et de la vérité. »

 

Ainsi, d’après nos Francs-Maçons, la vraie lumière ne s’est révélée aux yeux de Voltaire que le jour où il fut jugé digne de revêtir le tablier maçonnique.

Voltaire s’affilia à la Franc-Maçonnerie le 7 avril 1778, il était dans sa 84me année. Il mourut 54 jours après. Voltaire ne fut maçon que 54 jours. Un peu plus il échappait à la Franc-Maçonnerie. Sans la vanité suprême qui l’amenait à Paris, pour s’y faire couronner sur la scène comme le Sophocle français, son nom manquait aux Archives de la Loge des Neuf-Sœurs…

L’occasion s’offre trop belle pour que les Francs-Maçons la laissent échapper : que dirait la France, que dirait l’Europe, que dirait l’avenir, si Voltaire mourait sans être officiellement et ostensiblement un des leurs ? Il fallait à tout prix arracher au vieillard infatué d’orgueil cette dernière faiblesse, lui faire rétracter par une adhésion positive et solennelle les sentiments peu honorables pour la secte qu’il avait exprimés dans plusieurs écrits, alors que, comme le dit le Frère de La Dixmerie, il « l’estimait peut-être moins, parce qu’il ne la connaissait pas. »

 

On ne sait pas assez, en effet, ce que Voltaire pensait au fond de la Maçonnerie avant cette année 1778, et, ajouterons-nous sans crainte de nous tromper, alors même que, par vanité, il se prêtait à la comédie de l’initiation de 1778. Il est bon de remettre sous les yeux du lecteur les divers passages où Voltaire a témoigné en quel parfait mépris  il tenait la Franc-Maçonnerie.

Voici d’abord comment dans l’Essai sur les Mœurs (chap. LXXXII) il expose son origine en la rattachant à l’histoire des Confréries du Moyen-Age, dont il s’applique à faire ressortir le côté burlesque, et en particulier à la Fête de l’Ane :

« Il y avait en Normandie, qu’on appelle le pays de sapience, un abbé des conards, qu’on promenait dans plusieurs villes sur un char à quatre chevaux, la mitre en tête, la crosse à la main, donnant des bénédictions et des mandements.

Un roi des ribauds était établi à la cour par lettres patentes. C’était dans son origine un chef, un juge d’une petite garde du palais, et ce fut ensuite un fou de cour qui prenait un droit sur les filous et sur les filles publiques. Point de ville qui n’eût des confréries d’artisans, de bourgeois, de femmes les plus extravagantes cérémonies y étaient érigées en mystères sacrés ; et c’est de là que vient la société des francs-maçons, échappée au temps, qui a détruit toutes les autres. La plus méprisable de toutes ces confréries fut celle des flagellants, etc.»

 

Ailleurs, dans son Dictionnaire philosophique, au mot Initiation, il revient sur cette origine de la Franc-Maçonnerie avec le même sentiment de dédain que lui inspiraient toutes les congrégations et associations ayant un caractère religieux, même les mystères de l’antiquité païenne, « dont les secrets sacrés, disait-il avec un mépris qui doit faire bondir d’indignation tout vrai franc-maçon, ne méritaient pas au fond plus de curiosité que l’intérieur des couvents de carmes ou de capucins » :

« L’origine des anciens mystères ne serait-elle pas dans cette même faiblesse qui fait parmi nous les confréries, et qui établissait des congrégations sous la direction des jésuites? N’est-ce pas ce besoin d’association qui forma tant d’assemblées secrètes d’artisans, dont il ne nous reste presque plus que celle des francs-maçons? Il n’y avait pas jusqu’aux gueux qui n’eussent leurs confréries, leurs mystères, leur jargon particulier, etc.… »

 

Le secret dont s’enveloppent les francs-maçons ne lui parait pas plus respectable que celui dont s’entouraient les initiés des mystères d’Eleusis ou de Samothrace :

« Ce secret sans doute ne méritait pas d’être connu, puisque l’assemblée n’était pas une société de philosophes, mais d’ignorants, dirigés par un hiérophante. On faisait serment de se taire ; et tout serment fut toujours un lien sacré. Aujourd’hui même encore nos pauvres francs-maçons jurent de ne point parler de leurs mystères. Ces mystères sont bien plats, mais on ne se parjure presque jamais. »

Voltaire est de l’avis d’Alexandre, « qui ne faisait pas grand cas de ces facéties révérées ; elles sont fort sujettes à être méprisées par les héros. »

Tous les mystères, y compris ceux de ces « pauvres » francs-maçons, sont pour lui autant de parades grotesques, une espèce d’opéra en pantomimes, « tels que nous en avons vu de très amusants, où l’on représentait toutes les diableries du docteur Faustus, la naissance du monde et celle d’Arlequin, qui sortaient tous deux d’un gros oeuf aux rayons du soleil. »

 

Voila ce que pensait Voltaire des Francs-Maçons et de leurs mystères avant le 10 février 1778, jour où, arrivant à Paris, il accepta l’hospitalité d’un franc-maçon pur sang, le Frère marquis de Villette, qu’il venait de marier avec Mlle de Varicour, une orpheline recueillie par lui, et baptisée par lui du nom de Belle et Bonne.

 

Entre autres prétentions, ce marquis de Villette affichait celle d’être le fils de M. de Voltaire : en tout cas, à n’en point douter, son fils spirituel et, quoique maçon, ne se piquait pas d’austérité. Ses mœurs étaient plus que suspectes, et Mme Necker, l’amie des philosophes qui s’intéressait au sort de Mlle de Varicour, se montra très scandalisée que Voltaire ait livré Belle et Bonne à ce maçon sybarite. Voltaire lui-même ne répudiait pas sa paternité, au moins spirituelle, à l’endroit du marquis. Un jour, M. de Villette se trouvant en visite à Ferney, quelqu’un demanda à Voltaire : « qu’est venu faire ici M. de Villette ? _ Il dit, répondit Voltaire, qu’il est venu se purifier chez moi : mais je crains bien qu’il n’ait fait comme Gribouille, qui se mettait dans l’eau de peur de la pluie. »

Il est fort probable qu’avant cette époque déjà, profitant de ses relations avec Voltaire, le marquis de la Villette, dévoué comme il l’était à la secte, et particulièrement à la Loge des Neuf-Sœurs dont il faisait partie, l’ait engagé à s’affilier à une Loge, qui affectait, au risque d’exciter la jalousie des Loges rivales, d’être au moins aussi philosophique et littéraire que maçonnique. Ce qu’il y a de certain, c’est que son voyage à Ferney, en 1777, n’avait pas d’autre but que de déterminer le vieillard à venir à Paris : une fois dans la capitale, la secte l’envelopperait de telles cajoleries, de telles séductions, qu’il ne pourrait lui échapper.

Le marquis s’acquitta de sa mission avec le plus grand zèle ; il ne manqua pas de mettre dans ses intérêts la nièce bien-aimée de Voltaire, Mme Denis, et sa nouvelle épousée, Belle et Bonne. Ce n’était pas assez des influences domestiques ; les maçons de la capitale manoeuvrèrent habilement de leur côté. De Versailles et de Paris arrivèrent à Ferney de prétendues lettres à M. de Villette, que l’on montrait à Voltaire, remplies des choses les plus flatteuses pour M. de Voltaire de la part du Roi, de la Reine, de Monsieur, de Monseigneur le comte d’Artois, de toute la cour, assurant qu’on avait la plus grande envie de la voir à Paris.

Voltaire achevait alors sa tragédie d’Irène et l’envoyait aux comédiens de Paris, par M. le comte d’Argental, son agent dramatique.

On le prit par son faible.[1]

 

« Messieurs de Villette et de Villevieille, dit Wagnière, le secrétaire de Voltaire[2], Mme Denis et Mme de Villette, firent tout ce qu’ils purent pour persuader à ce vieillard que sa tragédie tomberait, s’il n’allait pas lui-même à Paris pour la faire jouer et conduire les acteurs ; que c’était l’occasion du monde la plus favorable, puisque la cour, suivant les lettres qu’on lui montrait, était si bien disposée à son égard ; que ce voyage convenait à sa gloire, et pour dissuader les trois quart de l’Europe, qui pensaient qu’il ne lui était pas permis de retourner dans le lieu de sa naissance ; qu’il consulterait à Paris M. Tronchin sur sa santé et qu’étant presque obligé d’aller à Dijon pour un procès, il n’aurait plus qu’autant de chemin à faire, etc., etc. Toutes ces raisons, toutes ces sollicitations et ces manœuvres déterminèrent enfin ce vieillard à entreprendre ce voyage funeste. »

 

Le marquis de Villette l’avait précédé, impatient de porter aux Frères la bonne nouvelle. On le tenait enfin ; il allait être le jouet de ces pauvres francs-maçons, qu’il avait traité comme de simples capucins. Le marquis de Villette répondait de la soumission de son hôte.[3]

 

La Dixmerie, qui cumulait les offices de poète et d’orateur, lui adressa, à titre d’enfant de chœur desservant l’autel du dieu Voltaire, une pièce de vers. Voltaire répondait au fausset de l’enfant de chœur, le 19 février, par un billet que la modestie du Frère de La Dixmerie l’a empêché de joindre à sa pièce de vers, quand il la publia :

« Si on pouvait rajeunir, le vieillard que M. de La Dixmerie honore d’une épître si flatteuse rajeunirait à cette lecture. Il est arrivé extrêmement malade. M. Tronchin lui défend d’écrire, mais il ne lui défend pas de sentir avec la plus extrême reconnaissance les bontés que M. de La Dixmerie lui témoigne avec tant d’esprit. »

Après La Dixmerie, ce fut le tour de Roucher, l’auteur du poème oublié : Les Mois. Libre penseur et franc-maçon, il mourut cependant sous le couperet révolutionnaire lors de la Terreur. Il composa, en l’honneur de Voltaire, un chant de triomphe, qu’il vint lire, au lendemain de la représentation d’Irène, à la Loge des Neuf-Sœurs.

 

Dans l’intervalle qui sépare ces deux effusions dithyrambiques de la Loge des Neuf-Sœurs, il s’était passé un évènement capable, ce semble, de refroidir le zèle des Francs-Maçons à l’égard de Voltaire. L’auteur du Dictionnaire philosophique, pris d’un dangereux crachement de sang, s’était confessé. Cet acte religieux in extremis eût pu laisser croire que Voltaire avait rétracté toutes ses impiétés passées, et était peu disposé à se faire initier aux mystères des Neuf-Sœurs. Mais les Francs-Maçons[4] savaient à quoi s’en tenir sur cette comédie de la confession, que l’illustre malade jouait au moins pour la troisième fois. On en faisait des gorges chaudes dans les cercles maçonniques où se colportaient les propos tenus à ce sujet entre le docteur mécréant Lorry et son malade. Voltaire, apprenant à son médecin qu’il s’était confessé, celui-ci, refusant de le croire, s’était mis à sourire de pitié.

« Vous me croyez donc bien impie ? » lui dit alors Voltaire. A quoi Lorry répliqua par cette heureuse citation d’un vers de Voltaire lui-même :

« Vous craignez qu’on l’ignore, et vous en faites gloire. »

_ « Au reste, reprit le malade, je ne veux pas qu’on jette mon corps à la voirie. Tout cela me déplait fort, cette prêtraille m’assomme ; mais me voila entre ses mains, il faut bien que je m’en tire. Dès que je pourrai être transporté, je m’en vais. J’espère que leur zèle ne me poursuivra pas jusqu’à Ferney. Si j’y avais été, cela ne se serait pas passé ainsi. »

On se communiquait aussi ce bon mot de l’incorrigible vieillard, répondant à un de ses amis qui lui disait : « vous vous êtes donc confessé ? » _ « Pardieu ! Vous savez tout ce qui se passe dans ce pays ; il faut bien un peu hurler avec les loups, et si j’étais sur les bords du Gange, je voudrais expirer une queue de vache à la main. »

 

Cette comédie de la confession de Voltaire n’avait donc rien qui pût alarmer les Francs-Maçons sur le succès de leur dessein. Tout ce qu’ils pouvaient craindre, c’est qu’une nouvelle rechute n’emportât le précieux malade, ou ne le déterminât à suivre le conseil du petit nombre d’amis qui le pressaient de quitter Paris pour aller retrouver à Ferney le repos et la santé.

Aussi ne négligèrent-ils rien pour empêcher Voltaire de céder à cet amical conseil. Il faut lire dans la Relation de Wagnière, que nous avons citée plus haut, toutes les manœuvres, tous les stratagèmes mis en œuvres autour de Voltaire pour le déterminer de quitter la capitale.[5]

 

Aussitôt que Voltaire fut remis de son crachement de sang, et qu’on put espérer de la voir vivre assez longtemps pour l’emmener où l’on voulait, la loge des Neuf-Sœurs songea sérieusement à entamer les négociations. Un banquet solennel y fut donné le 10 mars en l’honneur de l’illustre ressuscité. On but bruyamment à sa santé ; des couplets furent chantés à sa gloire, et on décida de lui envoyer une députation.

« Les Francs-Maçons, dit Bachaumont dans ses Mémoires, remis en vigueur depuis quelques années, et surtout illustrés par la persécution de Naples, jouent aujourd’hui un rôle considérable en France, et se sont signalés dans les divers évènements patriotiques. Entre les loges de cette capitale, celle des Neuf-Sœurs tient un rang distingué. Comme elle est surtout composée de gens de lettres, que M. le marquis de Villette est franc-maçon, et que M. de Voltaire l’est aussi, dans une assemblée tenue le 10 de ce mois, un des membres, M. de La Dixmerie, a proposé de boire à la santé du vieux malade, et a chanté des couplets de sa composition en son honneur. Ensuite il a été arrêté de lui faire une députation pour le féliciter sur son retour à Paris, et lui témoigner l’intérêt que la loge prenait à sa conversation. Jusqu’à présent le philosophe n’avait pu l’admettre. Enfin le jour est pris pour aujourd’hui 21 ; et comme ce n’est qu’une tournure afin de voir et de contempler à l’aise cet homme extraordinaire, la députation doit être de trente frères. »

 

Nous savons quel était le véritable but de la députation, et la meilleure preuve de notre assertion est que ce fut précisément dans le cours de cette entrevue que fut décidée l’initiation de Voltaire.

Quant à l’affirmation de Bachaumont, que nous avons soulignée, que Voltaire était déjà franc-maçon, nous avons à lui opposer la négation positive de Wagnière dans son Examen des Mémoires de Bachaumont :

« M. de Voltaire n’était point franc-maçon. Le reste est vrai. » On ne voit pas quel intérêt le secrétaire de Voltaire, maçon lui-même, eût eu à vouloir cacher la vérité sur ce point. Mais cette négation ne fait pas l’affaire des francs-maçons. Non contents de l’initiation in extremis de leur divinité, ils veulent à toute force que Voltaire ait été maçon dès sa jeunesse, dès l’époque de son voyage en Angleterre. Il faut entendre le Frère Amiable sur ce point :

« On ne pourrait s’étonner, dit-il en substance, que comme Montesquieu, il ait été initié en Angleterre. Il n’est pas étonnant alors que le souvenir des signes de reconnaissance entre frères maçons, qu’il n’avait pas eu l’occasion de pratiquer depuis, se soient effacés de sa mémoire. Peut-être aussi, voulut-il, par flatterie pour la loge, considérer comme non avenue une initiation faite hors de France.[6] Du reste, il fut traité le 7 avril (jour de son initiation) comme ayant déjà reçu la lumière symbolique, puisqu’on ne jugea pas nécessaire de la lui donner. Du reste, s’il n’était pas franc-maçon du dedans, il était franc-maçon du dehors. Nul, plus que lui, n’était animé de l’esprit maçonnique ; nul n’avait professé avec plus d’éclat les principes que propage la franc-maçonnerie, et n’y avait mieux conformé sa conduite… Il allait se sentir chez lui dans le temple symbolique, y retrouver ses idées et ses aspirations, partagées par d’anciens compagnons de lutte et par de nouveaux coopérateurs. »

Il manque au plaidoyer du Frère Amiable qu’une chose : c’est d’expliquer comment, étant initié aux sublimes mystères de la Maçonnerie, Voltaire a pu nourrir et exprimer à son endroit les sentiments de mépris que nous connaissons.

 

Reprenons le fil des évènements.

Ce fut donc le 21 mars que Voltaire reçut la députation de la loge des Neuf-Sœurs, qui de trente membres, nombre d’abord fixé, s’était élevée à quarante. Elle était présidée par le Vénérable de la Loge, le Frère Lalande :

« Ces messieurs, dit plus loin Bachaumont, sont tombés dans une veine heureuse : le vieillard était frais, gaillard ; le grand air l’avait fortifié. Il a paru très aimable à l’assemblée. Ne se ressouvenant plus des formules, il a affecté de n’avoir jamais été frère, et il a été inscrit de nouveau ; il a signé sur le champ les Constitutions et a promis d’aller en Loge. M. de Lalande lui ayant nommé successivement les frères qui pouvaient être connus de lui, il a dit à chacun des choses obligeantes, relatives aux actions ou aux ouvrages propres à les caractériser. »

 

Le 30 mars, avait lieu la brillante réception faite à Voltaire par l’Académie, en l’absence des évêques ; et le soir, au milieu des convulsions de joie du parterre, il était couronné à la Comédie comme le Sophocle français.

Les Francs-maçons ne voulurent pas rester en arrière dans ces manifestations de l’enthousiasme public ; ils avaient à cœur de lutter d’adulation avec l’Académie et le théâtre. Le lendemain, 31 mars, la Loge des Neuf-Sœurs tenait une séance solennelle, où le poète Roucher prononçait l’Ode triomphale. La cérémonie de l’initiation fut fixée pour le mardi 7 avril.

 

« Mardi matin, dit Bachaumont, M. de Voltaire s’est rendu à la Loge des Neuf-Sœurs, suivant la promesse qu’il en avait faite aux députés. La joie des frères leur a fait commettre quelques indiscrétions, en sorte que, malgré le mystère de ces sortes de cérémonies, beaucoup de circonstances de la réception de ce vieillard ont transpiré. On ne lui a point bandé les yeux, mais on avait élevé deux rideaux à travers desquels le Vénérable l’a interrogé et, après diverses questions, sur ce qu’il a fini par lui demander s’il promettait de garder le secret (ce fameux secret dont Voltaire s’est tant moqué) sur tout ce qu’il verrait, il a répondu qu’il le jurait, en assurant qu’il ne pouvait plus tenir à son état d’anxiété. Ayant demandé qu’on lui fit voir la lumière[7], les deux rideaux se sont entrouverts tout à coup, et cet homme de génie est resté étourdi des pompeuses niaiseries de ce spectacle ; tant l’homme est susceptible de s’en laisser imposer par la surprise de ses sens ! On a remarqué même que cette première stupeur avait frappé le philosophe au point de lui ôter pendant toute la séance cette pétulance de conversation qui le caractérise, ces saillies, ces éclairs qui partent si rapidement quand il est dans son assiette ordinaire.

Au banquet, il n’a mangé que quelques cuillerées d’une purée de fèves, à laquelle il s’est mis pour son crachement de sang, et que lui a indiquée Mme Hébert, l’intendante des menus.

Il s’est retiré de bonne heure ; il s’est montré dans l’après-dîner sur son balcon au peuple assemblé ; il était entre M. le comte d’Argental et le marquis de Thibouville…

17 avril. On est occupé actuellement à imprimer une relation de la séance de ce grand homme à la loge des Neuf-Sœurs, et l’on doit y joindre tous les vers qu’ont enfantés sur cet évènement les poètes aimables dont abonde cette loge. Ils se flattent que leur nouveau confrère y joindra du sien ; il est convenu que c’était la seule manière dont il pouvait leur témoigner sa reconnaissance et son zèle. »

La relation dont parle Bachaumont, comme étant sous presse le 17 avril, fut sans doute supprimée par ordre royal, afin de ne point envenimer encore le conflit suscité par la mort du grand impie, qui suivit de si près son initiation maçonnique. Tout ce qui nous en reste est un extrait publié, en décembre, dans la Correspondance de Grimm. Nous le donnerons in extenso, afin que les lecteurs aient sous les yeux tous les documents essentiels à l’histoire de cet épisode maçonnique, sur lequel il est bon, une fois pour toute, de faire un jour définitif.

 

« Extrait de la Planche à tracer de la respectable Loge des Neuf-Sœurs, à l’Orient de Paris, le septième jour du quatrième mois de l’an de la vraie lumière 5778.[8]

Le frère abbé Cordier de Saint-Firmin a annoncé à la loge qu’il avait la faveur de présenter, pour être un apprenti maçon, M. de Voltaire. Il a dit qu’une assemblée aussi littéraire que maçonnique devait être flattée du désir que témoignait l’homme le plus célèbre de la France, et qu’elle aurait infailliblement égard, dans cette réception, au grand âge et à la faible santé de cet illustre néophyte.

Le vénérable frère de Lalande a recueilli les avis du très respectable frère Bacon de la Chevalerie, grand orateur du Grand Orient, et celui de tous les Frères de la loge, lesquels avis ont été conformes à la demande faite par le frère abbé Cordier. Il a choisi le très respectable frère comte de Strogonoff, les frères Cailhava, le président Meslay, Mercier, le marquis de Lort, Brinon[9], l’abbé Remy, Fabrony et Dufresne, pour aller recevoir et préparer le candidat. Celui-ci a été introduit par le frère Chevalier de Villars, maître des cérémonies de la loge ; et l’instant où il venait de prêter l’obligation a été annoncé par les frères des colonnes d’Euterpe, de Terpsichore et d’Erato, qui ont exécuté le premier morceau de la troisième symphonie à grand orchestre de Guenin. Le frère Capperon menait l’orchestre ; le frère Chic, premier violon de l’électeur de Mayence, était à la tête des seconds violons ; les frères Salantin, Caravoglio, Olivet, Balza, Lurschmidt, etc., se sont empressés d’exprimer l’allégresse générale de la loge en déployant leurs talents si connus dans le public, et particulièrement dans la respectable loge des Neuf-Sœurs.

Après avoir reçu les signes, paroles et attouchements, le frère de Voltaire a été placé à l’Orient, à côté du vénérable. Un des frères de la colonne de Melpomène lui a mis sur la tête une couronne de laurier qu’il s’est hâté de déposer. Le vénérable lui a ceint la tablier du frère Helvétius ; que la veuve de cet illustre philosophe a fait passer à la loge des Neuf-Sœurs, ainsi que les bijoux maçonniques dont il faisait usage en loge, et le frère de Voltaire a voulu baiser ce tablier avant de le recevoir. En recevant les gants de femme, il a dit au frère marquis de Villette : « Puisqu’ils supposent un attachement honnête, tendre et mérité, je vous pris de les présenter à Belle et Bonne. »

Alors, le Vénérable Frère de Lalande a pris la parole, et a dit :

Très cher Frère, l’époque la plus flatteuse pour cette loge sera désormais marquée par le jour de votre adoption. Il fallait un Apollon à la loge des Neuf-Sœurs, elle le trouve dans un ami de l’humanité, qui réunit tous les titres de gloire qu’elle pouvait désirer pour l’ornement de la maçonnerie.

Un roi, dont vous êtes l’ami depuis longtemps, et qui s’est fait connaître pour le plus illustre protecteur de notre ordre, avait dû vous inspirer le goût d’y entrer ; mais c’était à votre patrie que vous réserviez la satisfaction de vous initier à nos mystères. Après avoir entendu les applaudissements et les alarmes de la nation, après avoir vu son enthousiasme et son ivresse, vous venez recevoir, dans le temple de l’amitié, de la vertu et des lettres, une couronne moins brillante, mais également flatteuse et pour le cœur et pour l’esprit.

L’émulation, que votre présence doit y répandre, en donnant un nouvel éclat et une nouvelle activité à notre loge, tournera au profit des pauvres qu’elle soulage, des études qu’elle encourage, et de tout le bien qu’elle ne cesse de faire.

Quel citoyen a mieux que vous servi la patrie en l’éclairant sur ses devoirs et sur ses véritables intérêts, en rendant le fanatisme odieux et la superstition ridicule, en rappelant le goût à ses véritables règles, l’histoire à son véritable but, les lois à leur première intégrité ? Nous promettons de venir au secours de nos frères, et vous avez été le créateur d’une peuplade entière, qui vous adore, et qui ne retentit que de vos bienfaits : vous avez élevé un temple à l’Eternel ; mais, ce qui valait mieux encore, on a vu près de ce temple un asile pour des hommes proscrits, mais utiles, qu’un zèle aveugle aurait peut-être repoussés. Ainsi, très cher Frère, vous étiez franc-maçon avant même que d’en recevoir le caractère, et vous en avez rempli les devoirs avant que d’en avoir contracté l’obligation entre nos mains. L’équerre, que nous portons comme le symbole de la rectitude de nos actions ; le tablier, qui représente la vie laborieuse et l’activité utile ; les gants blancs, qui expriment la candeur, l’innocence et la pureté de nos actions ; la truelle, qui sert à cacher les défauts de nos frères, tout se rapporte à la bienfaisance et à l’amour de l’humanité, et par conséquent n’exprime que les qualités qui vous distinguent ; nous ne pouvions y joindre, en vous recevant parmi nous, que le tribut de notre admiration et de notre reconnaissance.

Les frères de La Dixmerie, Garnier, Grouvelle, Echard, etc., ont demandé la parole, et ont lu des pièces de vers qu’il serait trop long de rapporter ici.

Le frère nouvellement reçu a témoigné à la Respectable Loge qu’il n’avait jamais rien éprouvé qui fût plus capable de lui inspirer les sentiments de l’amour-propre, et qu’il n’avait jamais senti plus vivement celui de la reconnaissance. Le frère Court de Gébelin a présenté à la loge un nouveau volume de son grand ouvrage, intitulé Le Monde primitif, et l’on y a lu une partie de ce qui concerne les anciens mystères d’Eleusis, objet très analogue aux mystères de l’art royal.

Pendant le cours de ces lectures, le Frère Monet, peintre du roi, a dessiné le portrait du frère de Voltaire, qui s’est trouvé plus ressemblant qu’aucun de ceux qui ont été gravés, et que toute la loge a vu avec une extrême satisfaction.

Après que les diverses lectures ont été terminées, les frères se sont transportés dans la salle du banquet, tandis que, l’orchestre exécutait la suite de la symphonie dont nous avons parlé. On a porté les premières santés. Le cher frère de Voltaire, à qui son état ne permettait pas d’assister à tout le reste de la cérémonie, a demandé à se retirer. Il a été reconduit par un grand nombre de frères, et ensuite par une multitude de profanes, au bruit des acclamations dont la ville retentit toutes les fois qu’il parait en public… »

 

On aura remarqué qu’il n’est pas question dans cette relation de l’interrogatoire adressé par le Vénérable au nouvel initié, comme si en effet les francs-maçons de la loge des Neuf-Sœurs eussent craint de s’exposer au ridicule en s’érigeant en juges des principes et des sentiments de leur maître à tous. Cependant il y eut entre Voltaire et le Vénérable, au moins pour la forme, un entretien philosophique, où, comme le dit le Frère de La Dixmerie, Voltaire put admirer la « sublime simplicité » de la morale maçonnique et « s’instruire de ce que plus de 60 ans d’études n’avaient pu lui apprendre. »[10]

D’après le Frère Juge, « quelques questions de philosophie et de morale lui ayant été adressées par le Vénérable, les membres de la loge et les frères visiteurs ne purent, à plusieurs reprises, se défendre de manifester hautement leur admiration pour les réponses qu’il en reçut. Après qu’elles furent terminées, le Vénérable « fit donner la lumière accoutumée » et le fit conduire à l’autel, où il prêta son obligation, fut constitué apprenti maçon, et reçut les signes, paroles et attouchements du grade. »[11]

Quant à l’impression véritablement produite sur l’âme du philosophe par les « pompeuses niaiseries » offertes à ses yeux, Voltaire était trop homme de cour et trop habitué à jouer la comédie pour ne pas simuler un enthousiasme, un étonnement qui, s’il faut en croire Bachaumont, alla jusqu’à la stupeur, à l’étourdissement. On conçoit, du reste, qu’il ait pu se trouver comme ahuri en face de cette étrange et bruyante parade, et que fatigué, assommé de toutes les fades louanges, de tous les mauvais vers, de toute la grande musique qui retentit à ses oreilles, il ait perdu, comme le dit le même Bachaumont, la pétulance de conversation, les vives saillies qui le caractérisaient quand il était dans son assiette ordinaire.

 

Voltaire mort, les Francs-Maçons ne négligèrent aucune occasion d’exploiter sa mémoire et d’accaparer à leur profit tous les hommages rendus par la France voltairienne à leur héros, à leur Dieu. Voltaire est désormais leur propriété inaliénable et incommunicable, et, comme nous le disions en commençant, si le Séide de Frédéric II est encore aujourd’hui une actualité, il le doit à leur propagande constante, infatigable.

Nous savons déjà comment la mort de Voltaire fut hâtée par sa résistance aux sages conseils des rares amis qui le pressaient de quitter Paris, résistance due principalement aux intrigues des Francs-Maçons qui voulaient à toute force ne pas lâcher leur proie. Comme ils avaient exploité les derniers moments du vieillard vaniteux, ils ne manquèrent pas d’exploiter sa mort. Sa tombe devint un autel, sur lequel les Frères brûlèrent à l’envi l’encens des flatteries les plus idolâtriques. Aussitôt que la défense faite à la presse de parler de la mort de Voltaire fut levée, et qu’il fut permis de rendre au patriarche de l’impiété des hommages publics, les Francs-Maçons se préparèrent à chanter dignement l’éloge funèbre de celui qu’ils venaient d’initier à leurs sublimes mystères.

Grimm, dans sa Correspondance littéraire, nous a laissé un récit détaillé de cette mirifique cérémonie, célébrée en l’honneur des Mânes de Voltaire, le 28 novembre 1778.

 

S’il faut en croire l’auteur du Mémoire pour la Loge des Neuf-Sœurs, dont l’auteur est La Dixmerie, ce fut en partie à cette mémorable séance en l’honneur de Voltaire, que cette Loge dut la disgrâce, dont bientôt elle fut frappée par le Grand Orient.

L’exposé des griefs qui lui méritèrent un décret lui interdisant le local dont le Grand Orient lui-même l’avait mise en possession, et ordonnant même la dispersion de ses membres, manque de netteté et de précision. Le défenseur de la Loge semble accuser le Grand Orient de jalousie à son endroit, et de lui imputer à crime les tendances spécialement littéraires et scientifiques qu’elle affectait de manifester, dans le but de se soustraire au joug et à l’influence purement maçonniques.

« On sait que la Loge des Neuf-Sœurs, dit le Mémoire, perdit l’année dernière un Frère illustre par ses talents et par son génie. Elle crut devoir, dans ce triste moment, rendre à sa mémoire l’hommage qu’elle ne pouvait plus rendre à sa personne ; plusieurs sociétés littéraires, un grand Roi lui-même ont imité, ou plutôt renouvelé cet exemple ; l’Europe entière leur en a su gré. Qu’en arriva-t-il à la Loge des Neuf-Sœurs ? Les mais des arts, des lettres et de l’équité applaudirent à notre zèle ; le Grand Orient nous en fit un crime. Il nous interdit le local où nous avions coutume de nous rassembler, celui qu’une convention spéciale nous rendait propre, au moins pour un temps, et dont nous ne pouvions être au plus expulsés qu’après ce temps révolu. Le dernier des citoyens eût été maintenu dans cette possession par tous les tribunaux juridiques. Cent cinquante citoyens de la Démocratie maçonnique en furent dépouillés subitement. Leurs droits furent moins respectés, dans une association libre, que ceux du plus faible individu ne le seraient dans un gouvernement asiatique. »

 

Il serait difficile aujourd’hui et de peu d’intérêt, d’ailleurs, de décider du litige élevé alors entre le Grand Orient et le Loge des Neuf-Sœurs ; un point cependant reste établi : l’autocratie tyrannique qu’exerçait dès lors le Grand Orient sur toutes les Loges de son obédience, et la prétention qu’il s’arrogeait de les soumettre en tous points à son contrôle et à sa direction suprême. Le grand crime de la Loge des Neuf-Sœurs était de se montrer trop dégagée, trop libre dans ses allures, et de se rallier, grâce à cette liberté, les esprits les plus indépendants du siècle.

Mais si Voltaire fut une pierre d’achoppement entre Francs-Maçons, ce ne fut qu’un malentendu momentané ; le petit schisme, dont il fut l’occasion, ne dura pas ; la Loge des Neuf-Sœurs, à force de patience et de docilité maçonnique, rentra dans les bonnes grâces du Grand Orient, et elle put, sans craindre d’exciter la jalousie de l’illustrissime Sénat, se glorifier de compter Voltaire parmi ses membres.

 

 

La thèse d'un Voltaire initié en Angleterre, est aujour­d'hui soutenue par Jacques Brengues. Sa thèse est reprise verbatim des Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme de Barruel, qui, pour étayer sa thèse, voulait que tous les philo­sophes eussent été maçons.

Mais, comme on l’a démontré, ces arguments ne résistent pas à la critique : il y a d'abord le témoignage de Wagnière, son secré­taire, lui-même maçon, qui dans ses Mé­moires affirme par trois fois que son maître n'était pas maçon ; mais il y a surtout le fait qu'il n'existe pas la moindre trace de son initiation en Angleterre, laquelle, si elle avait eu lieu, comme celle de Montes­quieu, ne serait pas passée inaperçue.

 



[1] « C’est, il faut l’avouer, dit La Harpe, dans l’éloge de son maître, cette ambition d’occuper encore le théâtre qui peut-être, a précipité ses derniers moments, et qui a fait que le favori de la gloire a fini par en être la victime. »

[2] Relation du voyage de M. de Voltaire à Paris en 1778 et de sa mort.

[3] « C’est dans l’hôtel de M. le marquis de Villette, dit Grimm, que Voltaire est descendu avec Mme Denis, pour ne point se séparer de Belle et Bonne, qu’il chérit avec une tendresse extrême. Il y occupe un cabinet qui ressemble plus au boudoir de la volupté qu’au sanctuaire des Muses. »

[4] Ce sont les propres paroles prononcées par Voltaire, à la représentation d’Irène, au moment où l’on couronnait sa tête. »

[5] On chercha surtout à écarter du lit du malade le docteur Tronchin, qui opinait pour le départ pour Ferney, en lui substituant le Dr Lorry, mécréant et probablement franc-maçon.

[6] « Si nous pouvons supposer avec quelque motif, dit le Frère Juge dans son discours historique sur l’Initiation de Voltaire (10 décembre 1836), que Frédéric dut lui parler quelquefois de notre ordre, s’il y a quelque probabilité qu’il put l’engager à s’y faire agréer, du moins est-il certain que Voltaire sut, en résistant aux sollicitations de ce philosophe, réserver à sa patrie le triomphe de son initiation, et que la loge des Neuf-Sœurs eut seule la faveur inappréciable que lui envient toutes ses sœurs, d’inscrire sur ses colonnes le nom de l’immortel auteur de la Henriade. »

[7] C’est ce détail qui m’a fait dire plus haut que l’assertion du Frère Amiable n’était pas tout à fait exacte, quand il prétend que la Loge des Neuf-Sœurs ne jugea pas à propos de lui donner la lumière maçonnique : « La réception à la Loge des Neuf-Sœurs, dit Wagnière, confirme que M. de Voltaire, jusque-là, n’était pas franc-maçon. »

[8] Le Frère Amiable relève ici une erreur du Nouvelliste, qui a cru faire une rectification en mettant le 4e mois au lieu du 2e, l’année maçonnique se comptant à partir du 1er mars. Cette erreur a induit un certain nombre d’historiens à faire initier Voltaire le 7 juin 1778, alors qu’il était mort le 30 mai.

[9] A la place de Brinon, il faut lire l’abbé Bignon.

[10] Le Frère Amiable a senti le besoin de corriger ce que ces paroles de La Dixmerie avaient de trop présomptueusement naïf : « Les interrogeants, dit-il, s’instruisaient plutôt qu’ils n’enseignaient. On n’avait pas besoin de connaître Voltaire, soixante ans de vertus et de génie l’avaient assez révélé. »

[11] Le Frère Juge ajoute ce détail qui ne se trouve pas ailleurs : « L’un des frères de la colonne de Melpomène, le frère Larive, de la Comédie-Française, posa sur la tête du nouvel initié une couronne de laurier, que celui-ci s’empressa d’enlever aussitôt. »